Chantal, de Professeur Modéliste-Toiliste en Lycée Professionnel à Formatrice Modéliste en couture créative sur mesure et céramiste-textile.
Interview de Rémi BOYER pour AIDE AUX PROFS
Vous avez enseigné pendant 26 ans comme professeur modéliste-toiliste : qu'est-ce qui vous a donné envie de faire ce métier, et quelles compétences et expériences y avez-vous développées ?
"Je suis devenue enseignante par hasard, après un licenciement économique et une expérience de management d’une équipe d’une vingtaine de personnes. Lors de ma première expérience professionnelle, j’ai appris à travailler avec des femmes pour qui la vie n’était pas toujours facile. J’ai appris à être à l’écoute, tout en ayant une exigence de travail. J’aime accompagner les gens dans leurs projets, partager mon énergie du travail bien fait et ma passion pour le textile, le volume et la matière. La réussite et l’évolution de mes élèves m’ont apporté de la joie.
Mon travail d’enseignante m’a permis de développer mon sens de l’analyse, de l’organisation et d’enrichir mes compétences professionnelles en métiers de la mode, parce que j’en avais la volonté. J’ai toujours cherché à être au plus proche de la réalité professionnelle. Je suis partie, à ma demande, en immersion dans un atelier de couture haut de gamme pour comprendre l’exigence du travail attendu dans ces ateliers. J’ai participé à des stages de techniques professionnelles, en plus des stages pédagogiques. Ces derniers permettent d’évoluer dans la pratique d’enseignement en tenant compte d’un public jeune, en constante mutation. J’ai développé mes compétences en informatique, logiciels de bureautique, logiciels de mise en page, Modaris (logiciel pro spécifique au vêtement). Toutes ces pratiques ne m’ont pas été imposées, c’est à chacun de connaître ses besoins et de savoir ce qu’il a à faire."
A-t-il été facile d'envisager une seconde carrière, et pourquoi si tardivement ?
"Au fil des années d’enseignement, je me suis épuisée à rester performante sans vraiment récolter le fruit de mes efforts. Pas d’évolution professionnelle, et donner toujours plus. Pas de réels interlocuteurs en métiers de la mode, plus d’inspecteur spécifique sur mon académie. Par contre, la qualité de mon travail auprès de mes élèves ne s’est jamais dégradée. Les cours étaient un sas de d’échanges et de transmission, où je faisais abstraction des contraintes extérieures. En 2009, j’ai pris un an de congé individuel de formation, pensant que cela allait me permettre de souffler.
Le retour a été douloureux. Pendant une dizaine d’années, je me suis posé la question de changer de métier car mon travail ne me nourrissait plus et devenait conflictuel, entourée d’une direction exigeante et malveillante, dans une équipe épuisée mais résignée. Les contenus s’appauvrissaient au fil des années, évoluant dans un établissement qui privilégiait les projets extra-scolaires (image) aux dépens du contenu de la formation. Je finissais par ressentir une certaine honte d’exercer ce métier d’enseignante en métiers de la mode. Le contenu de la formation n’est pas à la hauteur de ce que l’on « vend » à nos jeunes. (C’est peut-être spécifique à l’établissement). Dans mon engagement de formateur, je ne pouvais plus assumer ce mensonge. Ce métier est un réel enfermement.
Il n’y a pas de possibilités de reconversion ou du moins pas d’ouverture. Cette situation toxique a fini en burn-out, un an d’arrêt. J’ai eu la chance de retrouver l’énergie et de rencontrer une équipe qui m’a aidée à monter mon projet de reconversion. Mes enfants sont en fin d’études, j’ai lâché prise et me suis autorisée à penser que je pouvais poursuivre ce métier d’enseignement autrement. Aujourd’hui, j’ai 53 ans et j’ai retrouvé la joie de transmettre dans un cadre plus serein."
En 2018-2019, vous adhérez à AIDE AUX PROFS dans l'objectif de démissionner avec IDV: racontez-nous ce que vous a apporté cet accompagnement, et la manière dont l'EN a accepté votre départ.
"Je vous ai sollicité en septembre 2018. J’étais en arrêt de travail. Vous m’avez permis de faire un état des lieux sur ma situation de professeur de lycée professionnel. J’ai pris conscience que j’étais en burn-out, ce que je refusais d’admettre. J’ai compris que j’étais dans une situation de non-retour avec un milieu de travail hostile.
Après un ensemble de démarches, j’ai retrouvé confiance en moi, ce qui m’a permis d’affirmer mon choix de démissionner de l’EN. Vous m’avez aidé à rédiger ma lettre de démission que j’ai transmise au chef d’établissement, au rectorat. Mon départ n’a pas été discuté. Aucune difficulté. On m’a proposé un an de salaire brut soumis à cotisations sociales, donc concrètement, il faut réfléchir en net. J’ai touché la deuxième partie de mon IDV au mois de décembre dernier sur justificatifs d’existence de mon entreprise. J’ai dû mettre à disposition la totalité des écritures comptables*, donc je vous conseille d’être très sérieux dans votre gestion.
*(Précision d’AIDE AUX PROFS : cette introspection ne sera plus nécessaire, l’IDV a été supprimée le 30 Juin 2020, et l’indemnité de rupture conventionnelle n’impose pas de telles contraintes)"
Quelles ont été concrètement vos démarches pour obtenir l'IDV ? Cette solution vous a-t-elle satisfaite ?
"Cela m’a semblé assez simple, après l’envoi de ma lettre de démission, j’ai reçu un courrier qui confirmait mon départ avec le montant calculé. Un an de salaire brut soumis à cotisations.
L’IDV m’a permis de démarrer l’activité avec une petite sécurité de revenus, mais ce n’est pas miraculeux ! Il vaut mieux prévoir une petite réserve pour assurer le coût de la vie et les investissements pour créer votre activité. J’ai eu la chance d’obtenir un prêt d’honneur. L’IDV m’a permis de compenser la perte de salaire, car après un an d’activité, je n’ai pas atteint le même niveau de revenu. Mais aujourd’hui ce n’est pas une priorité, je vais mieux et j’exerce mon métier avec joie et liberté. Je décide moi-même des contraintes. Mes élèves sont ravies de participer à mes cours de couture créative. Je reçois beaucoup de messages de reconnaissance et de bienveillance."
Décrivez-nous votre métier actuellement, au quotidien et dans toutes ses dimensions.
"Mon entreprise se nomme « Ateliers de Fils et de Terres ». Elle se décompose en deux sites:
- L’atelier de Fils : cours de couture créative sur mesure – 44 rue Magenta - Laval
- L’Atelier de Terres : créations céramiques et textiles – 7 Passage de la Cointerie – Laval.
J’évolue entre deux ateliers, à 10 minutes à pied l’un de l’autre et de mon habitation.
Je suis formatrice modéliste en couture créative sur mesure et je suis céramiste-textile.
L’atelier de Terres existe depuis 2013, mais j’étais contrainte de ne pas trop le développer lorsque j’étais enseignante. Aujourd’hui, j’envisage de lui donner plus de visibilité.
L’atelier de Fils existe depuis le 5 décembre 2019. A ce jour, je travaille 4 jours par semaine (2 samedis par mois), je dispense environ 22 heures de cours de couture créative avec plusieurs formules de cours :
- « les experts-es » (créations sur mesure à partir d’un modèle dessiné)
- « les intermédiaires » (créations sur mesure avec un thème commun mais personnalisé),
- « les débutants-es » (créations sur mesure d’accessoires et vêtements simples),
- les ateliers enfants (créations d’accessoires ou vêtements simples),
- les cours individuels (création d’un projet complexe personnalisé),
- les stages techniques ponctuels, l’accompagnement à la préparation au CAP couture flou en candidat libre.
L’atelier est amené à accompagner des « flash coop » encadrées par une coopérative de l’emploi, avec la situation actuelle qui freine l’activité , je vais développer un service de préparation de patrons de base sur mesure.
En septembre dernier, mon atelier comptait 40 élèves inscrits-es, ceci après un an d’exercice. Les cours sont pratiquement complets. Je fonctionne avec des forfaits de 30 ou 60 heures renouvelables en fonction des places disponibles. On travaille essentiellement en sur mesure. On apprend à tracer un patron, réaliser une toile, un essayage pour ensuite obtenir un patronage définitif. On apprend à connaître les matières, le sens, les techniques de placements et de coupe. On apprend à fabriquer son modèle avec un accompagnement collectif ou personnalisé et des supports pédagogiques sont mis à disposition. Les techniques de montage sont haut de gamme.
Le but de ces cours est de rendre les élèves autonomes dans leurs créations de couture en ayant une progression tout au long de l’année. Afin d’approfondir certaines notions techniques, l’atelier organise des stages ponctuels sur l’utilisation d’un matériel spécifique ou sur la connaissance des textiles.
Deux jours par semaine, je travaille en création céramique plus précisément la porcelaine. Je réalise des tapisseries de porcelaine et de petits objets contemplatifs, toujours en lien avec le textile et la nature. Cette activité me permet de garder un moment pour moi où je peux exprimer ma créativité avec une autre matière que le textile et aussi de pratiquer la linogravure.
Mon emploi du temps est assez dense, mais tellement riche en rencontres et projets divers. La pandémie à pour l’instant mis à l’arrêt l’atelier de Fils. Je suis impressionnée par le lien social qu’il a généré ! Des amitiés se sont formées dans les différents groupes. Je suis très sollicitée afin de donner mon avis sur des choix d’investissement de machines à coudre, de tissus, de projets. C’est une grande responsabilité."
Regrettez-vous votre métier d'enseignante, et pourquoi ?
"Non, absolument pas. Aujourd’hui, j’ai retrouvé le sens de mon travail de formateur. Je me réalise à nouveau dans ma passion de la transmission et dans l’accompagnement de mes nouveaux et nouvelles élèves dans des projets divers et variés.
Je reçois beaucoup de joie de les voir se réaliser, je reçois aussi de la reconnaissance.
Indépendante dans l’organisation de mon travail, je me préserve en gardant du temps pour penser à moi et retrouver l’énergie. Mon objectif à atteindre est de satisfaire ma clientèle dans la qualité des cours et le service rendu.
Pas de conflits, plus de culpabilité. Je vis mon engagement dans la formation avec autant de convictions, libre de mes choix. Je mets réellement à profit mes compétences professionnelles et mon expertise, je crée un nouveau réseau largement plus ouvert avec des perspectives d’évolution, en autre en formation professionnelle. Et surtout, je prends conscience de l’ouverture que procure les rencontres avec les acteurs de la vie professionnelle et culturelle. Je continue à me former, en particulier sur les outils de communication numérique et sur la gestion d’entreprise."
Que conseilleriez-vous à un salarié du privé qui souhaiterait devenir professeur : tester le métier comme contractuel, ou s'investir dans un Master 2 puis un concours pour devenir fonctionnaire ?
"Tester le métier comme contractuel. L’enseignement professionnel devra sûrement encore s’adapter à l’évolution du travail en entreprise. Je suis convaincue que pour être un bon enseignant, il faut naviguer entre le monde de l’entreprise et de l’enseignement ou du moins avoir une réelle pratique professionnelle en parallèle.
Pouvoir sortir du carcan, prendre l’air, s’enrichir et revenir... le cœur de notre métier n’est-il pas d’être en action avec nos jeunes et leur apprendre à travailler par la transmission du geste et de la réalité du milieu professionnel ? C’est avant tout croire en l’humain, donner pour construire le futur. C’est ce que j’ai retrouvé en quittant mon poste et en créant mon entreprise, aucun regret, sauf de ne pas l’avoir fait plus tôt !"
Écrire commentaire